Pour beaucoup, une stratégie océan bleu semble bien proche d’une stratégie de différenciation. En réalité, elles sont radicalement opposées.
Qu’est-ce qui caractérise une stratégie de différenciation ?
Comme présenté dans un article précédent, les stratégies génériques, ou business selon Porter, sont l’application d’une des deux voies stratégiques dont disposent l’entreprise : course à l’excellence / course à la différence, dont leur but est d’acquérir un avantage concurrentiel, coûts de production inférieurs ou différence du produit apportant un plus au client : un produit de meilleure qualité, etc.
Cette différenciation peut résulter de 2 groupes de facteurs :
- Des facteurs objectifs : par exemple des caractéristiques physiques du produit
- Des facteurs subjectifs : un ressenti par rapport à la marque, le produit…
La finalité d’une stratégie de différenciation est d’augmenter la valeur perçue par l’utilisateur.
Dans le cas d’une stratégie de différenciation par le haut, la valeur perçue augmente proportionnellement aux coûts de production : Porsche constitue le meilleur exemple. Dans ce cas, la structure de couts de Porsche constitue une des plus coûteuses d’Europe. Nous pourrions donc nous attendre à ce que l’entreprise ne soit pas rentable. Cependant, la différenciation est telle qu’elle fait de Porsche la société la plus rentable au monde.
Appliquons maintenant la stratégie de différenciation à un cas concret : l’industrie du cirque
Donnons-nous pour objectif de créer un nouveau cirque un cirque haut de gamme, synonyme de luxe et de rareté.
Comment pourrions-nous nous y prendre ?
Premièrement, nous pourrions augmenter la qualité des numéros constituant notre spectacle : la possibilité serait d’intégrer les meilleurs acrobates au monde. Cela a un double avantage : nous augmenterions l’émotion, la prise de risque, le sensationnel, mais aussi l’image de marque, par l’embauche de célébrités du cirque, vus sur les écrans cathodiques du monde entier. Cependant, notre stratégie a un point faible : engager les meilleurs acrobates au monde provoque une explosion de la structure de coûts de notre cirque.
Autre possibilité : présenter des numéros avec des animaux rares et exotiques : lions d’Asie, tigres de Sibérie et pourquoi pas, soyons fous, ours blanc. Là aussi nous nous procurons un avantage concurrentiel fort. Un cas concret est Seaworld, où le spectateur peut découvrir des animaux marins rares et rarement observables. Cependant, la ménagerie constitue un des éléments les plus importants de la structure de coûts d’un cirque. Celle-ci va augmenter proportionnellement au nombre d’animaux présentés.
En misant à la fois sur les célébrités et les animaux, nous pourrions concevoir un cirque fortement différencié présentant le canevas stratégique suivant :
Nous voyons que nous nous battons finalement sur les mêmes critères que les autres cirques, même de gamme inférieure.
Si nous positionnons notre cirque dans la grille des positionnements concurrentiels, notre cirque se trouverait en haut à droite : la qualité a augmenté… mais les coûts ont aussi explosé proportionnellement.
Une remarque cruciale : le marché, nos segments de clients sont les mêmes que pour un cirque traditionnels. Nous sommes donc toujours en confrontation frontale, pour capter le même type de clients, sur un marché qui est donc le même et présente le même volume de vente de billets.
Comme le montre Seaworld, cette stratégie n’est pas exempte de menaces : nous avons bien un cirque fortement différencié, mais à la structure de coûts importante et qui nous impose de vendre beaucoup de billets… alors que la pression écologique est telle que notre cirque, comme Seaworld est boycotté.
Sans un volume de ventes important, notre cirque n’est donc pas viable.
C’est exactement le constat fait par Guy Laliberté et Daniel Gauthier, les créateurs du Cirque du Soleil : en Amérique du Nord, le marché du cirque est en récession et se structure entre cirques régionaux, que nous pourrions qualifier de moyen de gamme +, et grands cirques, qui sont plus haut de gamme.
Dans cette situation, une stratégie de différenciation n’est pas pertinente : construire un nouveau cirque, donc sans image de marque, ne permet pas de rentabiliser les investissements nécessaires. De plus, sans effets d’expérience et en partant de rien, c’est-à-dire en partant d’une part de marché nulle, l’entreprise ne bénéficie pas d’économies d’échelles et d’effet d’expérience. En conséquence, la structure de coûts est de facto largement supérieure à celle de ses concurrents directs. Enfin, la pression environnementale s’accroissant, les industries de divertissement basées sur des animaux captifs sont potentiellement menacées. Nous le voyons aujourd’hui avec Seaworld.
Les créateurs, conscients de ces obstacles se sont donc rapprochés de Chan Kim afin que le co-concepteur de la stratégie océan bleu les accompagne pour créer une expérience de divertissement radicalement différente. L’objectif : créer le divertissement de type « scène vivante » ultime, à savoir, qui peut être destiné à n’importe-quel public.
Nous découvrons par ces termes la finalité de la réflexion des créateurs du Cirque du Soleil : créer un océan bleu, espace stratégique le plus large possible, radicalement nouveau et dénué de concurrent.
Tout d’abord, la réflexion a permis d’explorer les tendances sociétales par projection sur le long terme :
- L’industrie du cirque traditionnel est en déclin constant,
- D’autres formes de divertissement semblent beaucoup plus attrayantes que le cirque, comme le théâtre ou les comédies musicales, surtout pour un public adulte,
- Au sein des loisirs pour enfants, les divertissements traditionnels font place aux jeux informatiques,
- Les défenseurs des droits des animaux opposent un poids de plus en plus impactant.
La démarche stratégique a permis ensuite d’explorer les alternatives au cirque, de type « spectacle de scène vivante ».
Cette exploration a permis de combiner des critères de l’alternative choisie : le théâtre, à ceux issus de l’industrie de départ, le cirque, tout en appliquant le concept d’innovation-valeur.
Le Cirque du Soleil a donc créé un nouvel espace stratégique qui a rendu la compétition avec les autres cirques hors de propos.
Les points clefs ayant mené à la genèse du concept
La démarche stratégique consiste à explorer, retravailler les critères qui constituent les deux offres de départ (cirque et théâtre), en appliquant concrètement le concept d’innovation valeur (cf. articles du blog précédent) :
- Eliminer les critères couteux,
- Eliminer les critères sur lesquels se jouait la compétition entre cirques,
- Redéfinir un prix acceptable pour le spectateur,
- Se focaliser sur le client (éliminer les numéros d’animaux et introduire des concepts venant du théâtre et un scénario),
- Créer une forme de divertissement radicalement nouvelle.
Ce concept d’innovation-valeur s’applique concrètement par la matrice EARC qui devient la suivante pour le Cirque du Soleil :
Ainsi, au lieu de simplement essayer de devancer la concurrence, le Cirque du Soleil a offert aux spectateurs à la fois…
- l’amusement et l’excitation du cirque
- la sophistication intellectuelle du théâtre
Le Cirque du Soleil combine ainsi efficacement le meilleur du cirque et du théâtre tout en éliminant tout le reste. C’est cette combinaison judicieuse qui a permis de réaliser à la fois la différenciation et la diminution des coûts.
Le contenu de l’offre parait ainsi radicalement remanié avec :
- L’ajout d’un scénario, d’une histoire,
- Moins de coup de bâton et de claques,
- Un chapiteau plus glamour,
- Un spectacle plus sophistiqué,
- Une réduction des coûts en éliminant les animaux et célébrités du cirque,
- Des billets à des prix comparables à ceux du théâtre.
Le cannevas stratégique du Cirque du Soleil devient le suivant :
Pour cette raison, le Cirque du Soleil attire les clients habituels du cirque mais aussi ses non-clients, qui peuvent se situer en termes d’attraits pour certains loisirs, bien loin de ceux du cirque.
Pour ces raisons, le marché du Cirque du Soleil est plus important que la somme des deux marchés de départ : cirque et théâtre.
A contrario, la stratégie de différenciation précédente aurait positionné notre cirque seulement sur le marché du cirque et toujours en concurrence frontale avec les autres cirques.
Ce qui est génial avec cette stratégie océan bleu, c’est que des clients potentiels, un couple, peut très bien aller voir le cirque du soleil un samedi soir… et emmener ses enfant le dimanche après-midi voir un cirque traditionnel : les deux expériences sont radicalement différentes et ne se font pas concurrence!
Quels ont étés les facteurs clefs de succès du Cirque du Soleil :
- Ne pas concurrencer le cirque traditionnel, mais essayer d’attirer de nouveaux types de clients, prêts à payer un prix plus élevé,
- Ne pas concurrencer les leaders du marché (grands cirques internationaux),
- Une recherche à la fois de la différenciation et de la diminution des coûts,
- Le Cirque du Soleil a créé un nouvel espace stratégique qui a rendu la compétition avec les autres cirques hors de propos.
Enfin, le concept du Cirque du Soleil présente deux avantages stratégiques de taille :
- En renouvelant l’histoire et le scénario fréquemment, les mêmes clients reviennent voir le nouveau spectacle, ce qui n’est pas possible dans le cas du cirque traditionnel, où les numéros évoluent moins rapidement.
- Ne plus intégrer des célébrités du cirque au salaire important revient à baisser le niveau de prestation : le travail réalisé dans le cadre du Cirque du Soleil par un acrobate correspond au niveau « standard » du cirque : tout acrobate à travers le monde est capable de réaliser ce type de performance, à l’opposé de celle réalisée par une célébrité du cirque au numéro très spécialisé. Ainsi, un même spectacle peut être dupliqué aisément par une nouvelle troupe Cirque du Soleil à travers le monde, avec un résultat comparable.
Autant le positionnement de type stratégie océan bleu explique le succès par rapport au cirque, autant ce dernier point explique le succès à l’internationalisation.
L’exemple du Cirque du soleil prouve la force et la pertinence de la démarche stratégie océan bleu dans le cas d’un marché mature et en décroissance : en effet, le Cirque du Soleil a connu une croissance rapide dans une industrie en fort déclin et à faibles profits potentiels, là où une stratégie business traditionnelle aurait mené rapidement un nouvel entrant à la faillite.
Le Cirque du Soleil est considéré comme une des stratégie océan bleu les plus efficientes et pertinentes : la démarche stratégique « stratégie océan bleu » maximise les barrières à l’entrée de nouveaux concurrents : encore aujourd’hui, le Cirque du Soleil n’est pas concurrencé… et continue sa success story !