Idée reçue n° 1 : la réussite de l’iPhone n’est due qu’à des innovations technologiques

C’est une affirmation entendue chaque jour : le succès commercial de l’iPhone est dû seulement à des innovations d’ordre technologique, une stratégie où toute autre réflexion n’y est pour rien.

Décryptons ensemble cette affirmation :

L’iPhone a cristallisé deux tendances fortes :

  1. La plupart des photographies sont désormais prises avec un smartphone : cette tendance s’est largement répandue par l’iPhone.
  2. Les applications permettent de plus en plus d’usages, notamment mobiles (lecture de journaux…)

 

Décortiquons les technologies derrières ces deux constats :

Premièrement, ce sont toutes deux des innovations d’usage, ce que les anglo-saxons nomment « soft innovations ».  Elles permettent une nouvelle expérience : prendre une photo rapidement, n’importe où et n’importe quand. Elles permettent de simplifier l’accès à une expérience. On parle ici d’expérience du produit : comment l’utilisateur vit l’usage d’un produit ou service.

On remarque donc que l’énorme avantage d’un iPhone, c’est de nous simplifier l’accès à de nombreuses de nos activités : prendre des photos, les montrer à notre entourage et les diffuser,  connaître la météo, communiquer avec notre entourage, notre réseau, trouver un taxi, trouver son chemin, etc.

Serait-ce des innovations technologiques ?

L’appareil photo de l’iPhone expliquant en partie son succès, nous pourrions nous attendre logiquement que les technologies intégrées dans ce produit soient révolutionnaires et la source de son succès…

En réalité, les brevets concernant les technologies de la fonction appareil photo, c’est-à-dire des innovations techniques protégées, ont été achetés par Apple à… Kodak. Soyons donc logique : s’il y avait bien un lien direct entre innovation technologique et succès commercial, Kodak aurait aussi logiquement bénéficié d’un succès commercial. Dans les faits… pas vraiment, c’est même l’inverse : Kodak a fait faillite. (Vous trouverez plus d’infos sur le cas Kodak dans l’article précédent).

Second sujet : les applications. Ce sont des programmes informatiques. Tiens, ceux-là existaient avant l’iPhone, comme les navigateurs internet, les logiciels de lecture de mails, Word, et bien évidemment les jeux.

D’un point de vue informatique, quel est le codage derrière ces fameuses applications : c’est le langage C++, inventé par Bjarne Stroustrup en 1983 au sein du laboratoire de recherche Bell d’AT&T. Ce langage de programmation compilé est libre de droit et peut être mis en œuvre par tout créateur de projet… et ne constitue en rien une nouveauté !

 

Nous pouvons même rajouter une dernière remarque : les écrans tactiles tels celui de l’iPhone existaient avant bien avant ce dernier.

 

Il n’y a donc pas à proprement parler de technologies de rupture, c’est-à-dire de technologies radicalement nouvelles.

 

Mais comment s’explique alors la réussite de l’iPhone ?

Cette success story est due à l’application réussie d’une stratégie d’entreprise, et de son processus de réflexion et de création de produit qui y est associé : la stratégie océan bleu. Mais Apple va plus loin, l’iPhone, est adossé à un modèle économique novateur, qui permet à Apple de générer des revenus complémentaires.

Pour résumer : l’iPhone constitue une double innovation stratégique.

 

Décortiquons maintenant ensemble la réflexion derrière la genèse de l’iPhone :

La réflexion a commencé par l’enquête visant à cartographier les usages et freins à l’usage de produits complémentaires : en se penchant sur les habitudes des consommateurs américains, Apple fait la remarque que bon nombre d’entre eux possèdent sur eux 3 dispositifs mobiles : un lecteur de musique mp3, un organiseur personnel ou un dispositif de consultation de mails professionnels (en d’autres termes, un Palm) et enfin un téléphone portable.

Première remarque, la finalité de la stratégie océan bleu est de créer un nouveau marché : il est appelé océan bleu car dénué de concurrents. Théorisée par Chan Kim et Renée Mauborgne, cette stratégie consiste à créer un nouvel océan bleu donc… à ne pas viser les clients actuels, mais des clients n’ayant jamais eu l’usage du produit de départ : les non-clients. En recherchant les motifs de refus de ces derniers, il y a certainement ce que Kim et Mauborgne appellent des espaces vides dénués de toute concurrence. Autre caractéristique d’un océan bleu, il est plus volumineux que d’autres marchés adjacents, d’où la métaphore de l’océan. Kim et Mauborgne préconisent donc dans leur stratégie de simplifier le marché : au lieu de créer une nouvelle niche, un segment plus spécialisé, ils proposent de construire un produit rassemblant plusieurs marchés.

Nous voyons ici l’avantage pour Apple : créer un produit qui correspond à un marché plus important que la somme des marchés respectifs des lecteurs mp3, des Palms et des téléphones portables.

Kim et Mauborgne ont structuré ce qu’ils appellent le concept d’innovation valeur, où l’entreprise, lors de la création d’un produit, cherche autant à réduire les coûts de production, tout en augmentant la valeur ajoutée à l’usage.

Pour appliquer ce principe, les décideurs d’Apple se sont donc focalisés sur les tendances en terme d’usage : usage de dispositifs mobiles, nous l’avons déjà dit, mais aussi convergence de l’usage de médias : les consommateurs communiquent de plus en plus avec leur téléphone portable, nous consommons de manière dématérialisée de la musique, des journaux, des lecteurs de vidéo portables font leur apparition, le livre numérique se démocratise et avec lui des dispositif de lecture de livres électroniques, la prise de photo à l’aide de téléphone portable se démocratise, les caméras vidéos numériques sont de plus en plus compactes et permettent donc elles aussi un usage de la production de vidéo plus mobile. L’usage de l’ordinateur se voit lui-aussi transformé : les réseaux sociaux deviennent le cœur d’une nouvelle façon de communiquer, les photos sont échangées par instagram, googleMap d’un côté, et les GPS, deviennent les principaux outils pour simplifier nos déplacements. Nous le voyons clairement : Apple a exacerbé tous ces usages mobiles, les a rapprocher et surtout a proposé un usage mobile de certains usages, ou simplifiant ceux-ci : pour écouter de la musique avec un lecteur mp3, il était auparavant nécessaire de se connecter à internet, d’acheter et télécharger la musique, puis connecter un lecteur mp3 à l’ordinateur et enfin transférer la musique sur celui-ci. Il en était de même avec l’usage de la photographie : il était nécessaire de prendre une photo avec un dispositif numérique, connecter celui-ci à un ordinateur, télécharger les photos, ouvrir un navigateur internet, se connecter à son compte et enfin poster sa précieuse photo.

L’objectif d’Apple, qui a appliqué à la lettre les principes de la stratégie océan bleu, était donc d’analyser les cycles d’expérience du produit, de sa découverte en magasin, à son usage au quotidien, en passant par l’installation et la mise en œuvre du produit.

Kim et Mauborgne préconisent habilement de simplifier l’usage du produit, en éliminant, gommant tous les freins : difficultés d’installation d’un logiciel, de l’enregistrement du produit, pour rendre l’expérience vécue par le consommateur simple, commode, aisée et fun.

C’est exactement ce qu’avait remarqué un journaliste du Nouvel Observateur, Daniel Ichbiah, qui titrait le 10-09-2014: quand Samsung vend des produits, Apple nous vend un style de vie

Après cet exploration de produits complémentaires, de tendances sociétales et d’usage de produits, Apple a mis en œuvre l’outil suivant : la matrice EARC : exclure, atténuer, Réduire, créer. C’est cet outil qui permet de rendre concret le concept d’innovation-valeur.

 

Comment marche cet outil ?

Imaginons une séance de créativité ou un brainstorming classique : chaque participant génère le plus d’idées possibles, sans les juger, afin de répondre à une question ouverte : « comment…. ? »

La mise en œuvre de cet outil constitue 4 brainstormings différents et complémentaires, spécialisés sur les critères qui caractérisent le produit ciblé.

Comme le font remarquer Kim et Mauborgne, une industrie au sens large, comme l’industrie automobile, se construit autour de critères dus à son histoire (la forme d’un guidon de vélo puis de moto, la position et la forme d’un manche à balai, le système d’étoiles dans l’hôtellerie, ont peu évolué depuis leur création). Au fil des ans, ces critères deviennent évidents et obligatoires pour un industriel. Cependant, l’acheteur et l’utilisateur peuvent souhaiter ne pas prendre en compte la présence de certains critères et leur degré d’importance. Pire, Kim et Mauborgne démontre que souvent, ces mêmes critères coûtent chers à produire : par exemple, dans l’industrie hôtelière, acheter ou construire un hôtel deux étoiles en centre-ville est onéreux, de plus, l’hôtel, dans son intégralité, doit correspondre au niveau d’étoiles désiré. En explorant quels critères sont superflus… et coûteux,  tout en inventant de nouveaux critères de valeurs, ou intégrant d’autres provenant de produits complémentaires, il devient possible de s’adresser à une demande jusqu’alors inconnue et inassouvie. Ce sera le projet de la chaîne d’hôtels Formule 1 !

Au préalable, il est donc nécessaire de lister les critères du produit ciblé : nous verrons avec quel outil et comment dans un futur article.

Cette matrice EARC permet d’explorer des voies possibles grâce à 4 questions :

  • Quels critères acceptés sans réflexion par les acteurs du secteur peuvent être exclus ?
  • Quels critères peuvent être atténués par rapport au niveau jugé normal dans le secteur ?
  • Quels critères jusque-là négligés par le secteur peuvent être créés ?
  • Quels critères peuvent être renforcés bien au-delà du niveau jugé normal dans le secteur ?

La difficulté a été de sélectionner dans cette masse de critères ceux en adéquation, afin d’atteindre avec efficacité et sécurité notre objectif de fusion des 3 marchés (Palm, téléphones, lecteur mp3, voir ordinateur portable), d’intégrer les critères correspondant aux tendances énumérées précédemment et de positionner les curseurs de chacun de ces critères au niveau adéquat.

Pour l’iPhone, voici le résultat :

Exclure :

  • Difficulté à taper un message avec le clavier
  • Menu déroulant à la navigation difficile

 

Atténuer :

  • Transport de plusieurs dispositifs (téléphone+MP3+PDA)
  • Nécessité de se connecter obligatoirement à un PC
  • Difficulté à utiliser l’interface

 

Renforcer :

  • Interface et navigation
  • Mémoire pour disposer de plus de musique
  • Applications et jeux
  • Communication internet sans fil

 

Créer :

  • Dispositif pour télécharger directement de la musique
  • Interface simple d’utilisation, intuitive, sans nécessité d’un manuel
  • Pictogrammes aisément compréhensibles

 

Quels sont les résultats d’une telle stratégie pour Apple :

En mars 2009, Apple a vendu 17 millions d’iPhones et 25 000 applications ont été téléchargées depuis l’Apple Store.

En octobre 2009, les profits d’Apple présentent une croissance de 47 %. A cette date, Apple aura vendu 7,1 millions d’iPhones en un seul trimestre.

 

Cependant, Apple va encore plus loin : Apple a adossé l’iPhone à un modèle économique constituant lui-même aussi une innovation stratégique :

D’un côté, la structure de coûts est allégée pour produire l’iPhone, mais surtout, Apple offre des services complémentaires, sources d’importants revenus : hébergement sur une plateforme commerciale des applications réalisées par des tiers, vente de musique et de films.

Apple voit son modèle économique et plus encore son identité radicalement transformée : de fabricant de hardware (le Mac), Apple est devenu le leader de la distribution de musique !

Aujourd’hui, 30 % des revenus annuels d’Apple proviennent de l’Apple Store, avec pour conséquence une nouvelle tendance sociétale qui est créée : l’opportunité pour des développeurs de créer et vendre ses propres applications.

 

Après la découverte de la stratégie d’Apple, vient donc une question logique par rapport au sujet qui tenait pour titre cet article : mais quelle est donc la place de la technologie dans une stratégie océan bleu et en particulier pour l’iPhone ?

La technologie sert à rendre concret, palpable et réel un projet de produit qui a été conçu sur le papier. Comme lors de toutes réflexions stratégie océan bleu, Apple a recherché quelles technologies permettait de rendre réel l’usage fun et simple d’applications, de la prise de photo. La grande difficulté est le choix de la technologie adéquate… qui est liée aux coûts : n’oublions pas que dans le cadre de la stratégie océan bleu, l’objectif est d’augmenter la valeur à l’usage d’un produit… tout en diminuant ses coûts de production. Des échecs existent, notamment concernant des projets lourds complexes et nécessitant plusieurs années de recherche. Ces problèmes de coûts de technologies nécessaires à une stratégie océan bleu est connu du grand public : c’est le fameux avion de combat polyvalent américain F-35 !

Nous découvrirons dans un futur article la stratégie océan bleu derrière le F-35.

Pour conclure, il est important de souligner que toute cette réflexion a été possible grâce à la compétence de la direction d’Apple en stratégie océan bleu, Steeve Jobs et Jonathan Ive, Responsable Design de produits; mais aussi grâce à des séances de créativité, où l’intelligence collective était mise en oeuvre, tout en se tournant et comprenant les non-clients en questionnant et observant ceux-ci. En plus des panels de non-clients, c’est donc l’ensemble des équipes d’Apple qui ont été sollicitées dans cette réflexion. Mais la vrai force d’Apple n’est pas là : la société dispose des capacités à se transformer radicalement… et de dirigeants tels Steeve Jobs, qui étaient psychologiquement capables d’impulser une transformation, tout en imaginant un futur hors des sentiers battus.