Uber, Blablacar, une nouvelle économie ?

Beaucoup d’articles de presse parlent de sociétés telles Blablacar ou  Le bon coin, Airbnb, comme constituant une nouvelle économie.

Ce constat lu dans la presse est-il réel ?

Pour commencer, il faut se rappeler que le terme « nouvelle économie » a été employé pour  la première fois dans les années 95-2000, en rapport avec les nouvelles entreprises crées autour des TIC, les technologies de l’information et de la communication.

Il faut se rappeler à l’époque de la situation : pour satisfaire leur besoin de croissance, bon nombre de ces entreprises étaient demandeuses de capitaux. Nombreuses sont donc celles qui sont entrées en bourse.

Bien évidemment, comme pour tout investissement, se pose alors la question : quelle est la valeur réelle de telle société.  C’est ainsi que certains créateurs, pour valoriser et attirer les capitaux, ont tenu ce discours de nouvelle économie : « ma société perd de l’argent, elle n’est pas actuellement rentable selon les outils, principes en stratégie et gestion actuels, mais c’est normal, elle n’obéit pas aux mêmes lois : c’est parce que c’est la nouvelle économie ».

 

Nous avons tous entendu, au détour d’une interview, ce discours… jusqu’à l’éclatement de la bulle internet.

Que s’est-il passé à l’époque, en termes de renouvellement de l’économie et de création d’entreprise ?

Pour commencer, c’est justement à cette époque qu’est né le concept de business model, ou, en français modèle économique ou modèle d’affaire.

Chacun, des créateurs, investisseurs, voulaient disposer des outils pour comprendre et évaluer une situation précise. Très concrètement les fameuses TIC constituent ce que les experts nomment des « innovations technologiques de rupture », qui constituent une innovation où son application va permettre de créer plus de valeur ajoutée, ou simplifier l’accès ou l’usage d’un service ou produit, tout en baissant les coûts de production du dit produit.

Elles ont donc rendu possible la création de nouveaux modèles économiques, comme par exemple  la vente par internet, qui permet à une entreprise de disposer d’un modèle économique avec une nouvelle valeur à l’usage pour le client (il est par exemple plus aisé de trouver un livre rare et spécialisé sur ebay ou Amazon, puis de le recevoir chez soi sans se déplacer), combiné à une structure de coût inférieur (il n’y a plus de nombreux points de ventes couteux), donc des prix de vente plus faibles.

Ce phénomène a touché tous les pans de notre société, tous secteurs confondus.

Au niveau des sciences économiques,  au niveau du management et de la stratégie d’entreprise,  on ne peut donc parler de « nouvelle économie ». Vous ne trouverez donc aucun chercheur ou spécialiste faisant référence dans ses recherches à ce terme.

 

Ces cas d’innovation de rupture et de renouvellement des modèles économiques, aujourd’hui,  nous pouvons le constater tous les jours, avec une apparition accrue de ces phénomènes.

Aujourd’hui comme il y  a 20 ans, il n’y a donc pas de nouvelle économie, mais l’apparition de nouveaux modèles économiques, proposant quelque chose de radicalement nouveau, avec un accès ou un usage plus simple et offrant de nouvelles valeurs à l’usage,  tout en combinant une structure de coûts inférieure ou plus agile.

Pour les spécialistes et chercheurs,  il peut y avoir plusieurs conséquences : soit le modèle économique nouveau rend complètement obsolète l’ancien, soit il cohabite avec l’ancien modèle.

Les bouleversements de l’économie actuel, sous l’influence de ces perturbateurs est bien connu des chercheurs : Clayton Christiansen, dans ses ouvrages, décrit les phénomènes qui mènent à la chute des anciens empires, par essence devenus conservateurs.

 

Prenons un exemple concret : la chute de KodaK :

En 1975 : Kodak est le leader incontesté en Amérique du nord : 90 % des films et 85 % des appareils photos vendus sont produits par Kodak.

A cette époque, le cœur de métier de Kodak est la chimie au service de l’image.

Durant cette même année 1975, le département R&D de Kodak invente le premier appareil photo numérique. Ce prototype, pèse pas moins de 3,6 kg et est utilisé en décembre 1975 pour prendre la première photographie numérique de l’histoire. Cette première photographie numérique est le  portrait en noir et blanc de l’assistante de direction du service, et est d’une définition de 100 x 100 pixels. L’enregistrement de la photo est alors réalisé sur une bande magnétique, c’est-à-dire  sur le même type de cassette audio que nous utilisions sur notre chaîne hifi. Ce premier système de photographie numérique est donc à l’époque loin d’égaler l’argentique : l’enregistrement d’une seule photo dure 23 secondes. L’image est ensuite lue, à la même vitesse, sur un petit écran de télévision, de la même définition, 100 pixels sur 100 pixels.

Comme le démontre Christensen, cette innovation de rupture est donc au départ moins performante que l’innovation de rupture précédente (le film argentique souple), additionné de toutes ses innovations d’amélioration. Pour atteindre le même rendu, il faut réaliser de nombreuses technologies d’amélioration.  Il reste donc à Kodak à améliorer son invention pour rendre concret la révolution numérique, ce que la société réalise au cours des années suivantes, en déposant de nombreux brevets.  Kodak dispose de tous les éléments clefs pour réussir : des brevets, un service R&D efficace, les meilleures ingénieurs et chercheurs,  des fonds alloués, la certitude de l’arrivée de la révolution numérique (une étude prospective commandée par Kodak annonce celle-ci pour dans une quinzaine d’année), une vision stratégique intégrant le numérique.

 

En 1996, Kodak lance le premier appareil photo numérique, dédié aux photographes professionnels : le DCS 100, en partenariat avec Nikon, au prix de 200 000F. D’un point de vue professionnel, cet appareil, malgré son prix, présente de forts avantages : la presse quotidienne nécessite une rapidité de publication de l’information.  On voit dès cette époque l’avantage que peut procurer le numérique.

Le tournant se joue en 1997 : à cette date, il en est fini du monopole de Kodak sur le marché américain. Deux acteurs majeurs se partagent ce marché qui est devenu mâture : Fujifilm et Kodak, avec des produits similaires. Pour la majorité des utilisateurs, rien ne distingue une pellicule  Fuji d’une Kodak.  Le prix devient donc le seul critère de décision de l’acheteur. Dans ce contexte, c’est l’entreprise qui propose le produit (identique) le moins cher qui gagne la compétition. L’état du marché constitue donc le cas type présenté par Chan Kim et Renée Mauborgne : un océan rougit du sang des concurrents. Même le gagnant de cette compétition perdra une partie de ses marges, dans cette course au produit le moins cher. Et justement, Fujifilm gagne des parts de marché importantes sur Kodak… même aux USA et au Canada.

Kodak peut encore sortir de cette spirale et dispose d’une opportunité marketing sans équivalent : Kodak est un des principaux sponsors des jeux olympiques de Sidney de septembre 2000.

 

Par cet évènement planétaire, Kodak doit faire le choix du produit à mettre en avant. Que choix fera la direction de Kodak ?

Programmer le lancement d’un appareil photo numérique et le mettre en avant grâce à cet évènement ?

Ou…

Se focaliser sur son D.A.S. historique, le film argentique et mettre en avant des publicités pour sa pellicule Kodachrome ?

 

Ce sera son métier historique qui sera mis en avant.

Kodak a été pris dans son conservatisme et n’était pas en capacité de faire évoluer l’identité de la société : « notre métier, c’est la chimie du film ».

En 2012, Kodak déposait le bilan.

Entre temps, une tendance sociétale s’était cristallisée : la plupart des photos étaient désormais prises à l’aide d’un téléphone portable. C’est Apple et son iPhone, qui a permis cette révolution des usages.

Pour la petite histoire, Kodak, afin d’éponger ses dettes, a dû revendre ses précieux brevets. C’est justement Apple qui les a achetés.  Quand nous  prenons une photo avec notre iPhone, sans le savoir, nous utilisons les brevets Kodak.

Kodak disposait donc de toutes les cartes en main, Cette société aurait dû être aujourd’hui le leader de la photographie numérique.

Mais Kodak a été trahie par elle-même et son incapacité à se transformer.

 

Aujourd’hui, en cette année 2015, nous pouvons observer de nombreuses success stories, parfois fortement décriées, qui révolutionnent notre société, nos modes de consommation… et les modèles économiques dominants dans de nombreux secteurs.  Nous observons grâce aux médias des grands empires qui sont déboulonnés de leur stature de leader, exactement pour les mêmes raisons et les mêmes phénomènes que Kodak fut bouleversé par sa propre innovation de rupture.

 

Pour tous les experts en stratégie, il n’y a donc pas de nouvelle économie, mais un phénomène qui a toujours été présent, depuis l’apparition du modèle économique permettant la production de la Ford T. Ce cas représente d’ailleurs justement la première stratégie océan bleu de l’innovation de l’histoire, c’est-à-dire la première innovation stratégique !

Il est vrai que l’apparition d’innovations stratégiques est bien plus fréquente aujourd’hui. Cela est dû à plusieurs phénomènes : d’abord, Internet permet d’atteindre directement l’utilisateur d’un produit, tout en rendant possible des réductions de coûts de production. De plus, l’apparition d’applications pour smartphones permet de rendre l’accès et l’usage d’un service, par exemple, trouver un taxi, plus facile. Enfin, les chercheurs tels Mauborgne, Kim, Christensen, Dyer, Ostervalder, Pigneur, après avoir proposé des principes et théories de l’innovation stratégique, mettent à disposition des process de réflexion conduisant à l’invention, la génération d’innovations stratégiques.

Comme le démontrent Maxwel Wessel et Clayton Christensen dans leur article Survivre aux ruptures, publié au sein de la Harvard Business Review en février 2014, toutes les entreprises doivent anticiper les ruptures stratégiques, apporter une solution à ces révolutions et même les anticiper et en créer eux-mêmes.